Orgiophantes de la chambre du fond

John-Emile ORCAN

(Paris - 1985 - Editions du Fourneau)

 


Derrière la fresque finissante, je perçois ce qui pourrait bien être un paysage afghan : la très vieille terre, et l’homme presque troglodyte, rare et drapé.
À gauche, une femme âgée, à droite, un adolescent, bridés tous deux.
C’était l’époque riche en floraisons, en parfums et en sources. Puis survint l’accident ; un accident encore ignoré par des millions de nains.

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L’instant de la déroute n’est pas historique. Il n’est pas volontaire ou perfide, mais innerve le corps du temps. Ruisselant du vide, une pluie néfaste pollinisa le globe et dans les plaines paisibles se mit à fleurir le pavot. L’or muta en plomb. Et ni les rocheuses, ni les lacs, ni les océans n’y purent plus rien. Ni, d’ailleurs, cette grande et solitaire mélancolie d’un enfant malade, ni ce premier faux-pas, ni cette langueur au front, ni l’injure à Dieu, ni ces larmes, ni ces veillées charnelles, ni les repentirs, ni l’incurable liste forfaiture.

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Comment barrer le mot à la déroute !

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Il y a des jours où je les déteste ; leur mèche trop longue, trop cocasse masque le néant des visages. Leur démarche ne décolle plus. Il n’y a en eux ni hauteur, ni silence. À quoi bon ces fêtes, si aucun regard n’y statue, si l’on y proscrit l’insistance pénétrante de l’œil ?
Au moyen de quelle misère ou de quel charme enténébrer ce front pour y effacer cette gaieté qui m’offense ? Jeunes gens qui rient, jeunes gens qui pleurent. Je maudis ce délire froid, cette façon de se revêtir de gilet pare-souffrance.
Il faudrait, au moyen d’un mot torturant, ressouder l’infime jointure qui relie le Yin au Yang, afin qu’à nouveau les sables parfument nos sueurs, accrochent un cœur à nos larmes et poussent nos lèvres vers l’unique parole qui guérit.

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Elle s’était parée de bijoux implosifs : babioles soufrées, pendentifs incandescents, bracelets détonateurs. Ses traits resplendissaient d’une joie sale. Il fallait voir ce corps si fin, si intouché et la manière dont il s’alanguissait, s’offrant aux mains d’une infâme caresse collective. Corps copulant sur leur lit de mort. Avec quelle hargne on se l’appropriait, on s’emparait de ses éléments atomisés, de sa chair jouissante…

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Dans cette convoitise de l’autre, j’ai été tenté par des voies de détour. Je m’asseyais au bord d’un lac herzien. J’avais quelque chose de dérisoire et de pitoyable, comme tous les naufragés de la ville. Je me sentais devenir filiforme, puis liquide, puis onde et prolongation vocale. Ma voix se propageait dans le noir. Qu’avais-je à communiquer ? Tout, rien. Des voix s’interpellaient, se frôlaient avec irrespect et impudeur. Et c’était là, dans ce champ diffus et aveugle que saturaient les appels débridés, que les choses devenaient prosaïques et fascinantes.
La promiscuité auditive supplantait celle des corps. Les autres étaient d’invisibles dauphins dont les cris océaniques parvenaient à moi en une drague incertaine. J’écoutais avidement, dans cet espace frituré, le chant plaintif de centaines de désirs à la dérive. Des objets se déplaçaient de la gauche vers la droite et vice-versa. Trajectoires chuchotées sur fond nocturne, étoiles se cherchant ou comètes arrachées à leur vieux rêve natif.
Je finissais par capter une voix. Elle me soumettait à un interrogatoire serré, méthodique, cruel, pareil à un test de recrutement. Nos questions-réponses fonctionnaient comme une prise multiple, interconnectant nos sens jusqu’à l’épuisement de leurs combinaisons variables. Inassouvissables dans nos corps, il nous restait la fascination d’une intimité fantasmagorique et obscène. Je devenais le parangon des vertus froides de son délire, j’en épousais le moindre registre, j’étais le Prince d’un royaume extatique que célébraient l’insondable nuit des météores et notre arpentage insolent le long des trottoirs galactiques.

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Debout sur son corps antique, je me dressais, archange ou orgiophante, absorbé par cet ample bruissement musical, ce piano polonais qui égrenait son triomphe douloureux comme une boursoufflure à l’endroit du cœur. Je veux dire, tout ce cristal qui explose et emporte, laissant plus seul et éperdu que jamais, cette crispation de tout le corps, puis la détente sculpturale qui se prolonge jusqu’à l’infini. Puis la foudre qui bouleverse le paysage phonique. Là, justement, est la blessure dont on ne se guérit pas. Ce vol n’est qu’un tracé de poussière qui épouse mes humeurs arc-en-ciel.
Et je rêve que pareil fauve se transforme en pesante créature aux ailes brisées ?

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J’ai acquis la conviction qu’on peut mourir de vivre, comme on meurt de rire : d’une pléthore de sensation. On voyage dans le corps de l’autre au rythme de transports collectifs et infationnels. Du haut de son crâne à la plante de ses pieds, il m’autorise à organiser mes jouissances. Étrange fraternité, que celle des fusions et des éclipses alternatives. Jamais on n’accoste pour de bon. Et au besoin, on ajoute aux fêtes de la langueur les griseries chimiques.

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Se lever, éternuer dans la bouche du sommeil comme dans celle d’un baiser ivre. Sortir sur la terrasse qui domine la piste abrupte où déambulent, coupables, les insomniaques du plaisir.
Sur ce quai, des formes si parfaites vont d’une allure farouche, comme si elles étaient vraiment vivantes.

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Mais que savent-elles de l’immonde, du bestial, du grandiose, du sec et du mouillé élémentaires ? Que savent-elles de cette insulte qui entache ma main -- comme le sang livide de leur chair retournée -- et qui n’a d’égale que l’apocalypse que chacun porte en soi pour la destiner à tous ceux qui lui résistent, qui ne jettent qu’un œil dédaigneux et indifférent sur sa solitude ! Que savent-elles du souffle de l’intemporel, de l’intelligence de la mort ?

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Voyez-les célébrer, dans un rituel qui me fait honte, les nouveaux axiomes de la vie sous perfusion. J’entends déjà les cris des martyrs, je vois déjà leur agonie et je pressens le cérémonial funèbre qui viendra couronner leur épuisement.
L’homme de demain ne sera qu’un brame.
Il parlera -- il écrira -- comme on torture. La torture sera la plus haute expression de la communication.


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© Fornux


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