John GELDER

Faudra-t-il que j’arrache cette planche au battant moisi et vermoulu de la porte pour faire entendre raison au père ? Oui : car il y a des limites à tout.

Assener des coups pour faire reculer la surdité coupable. Oui. Fendre des têtes puisqu’aucune parole ne secoue ni débouche l’oreille rétive. Fendre une tête pour faire revenir cette oreille à la raison. Quelle raison ? Celle de voir. Voir quoi ? D’abord que la demeure, notre demeure - ce qu’il en reste ! - si somptueuse en son temps !… est infiltrée de toute part d’eau. Que l’eau suinte de partout, l’eau suivie de son abominable cortège d’araignées, d’insectes inhabituels, de larves. Et mon frère, aussi buté que les autres hommes-cafards, qui dort sans s’émouvoir de rien dans un lit aux couette et édredon imbibés.

J’ai tout inspecté, c’est mon rôle, mon œil est fabriqué sur le modèle de l’horloge visuelle. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur « L’Horloge visuelle ». Regarder, simplement regarder, comme sentir, simplement sentir, met en branle un mécanisme extrêmement précis au point de vue neurochimique, de sorte que tous vos nerfs s’accouplent le plus naturellement du monde avec les plus infimes, voire les plus grossières aspérités des phénomènes, de tous les phénomènes espace-temps-chose, de la nanoseconde à la trompe d’éléphant. On est pourvu de membres qui scrutent en touchantseconde après seconde le cadran du visible. Ainsi, pour en revenir à la demeure, notredemeure, elle se situe dans mon angle de mire et voilà que je constate que rien n’a pu mobiliser le moindre acte de la part de mes proches - sourdsà l’Horloge visuelle - pour endiguer les flots.

CAR L’AIR EST DEVENU OCÉAN. Les choses se sont passées ainsi que, pour se rendre leur habitat insalubre, les hommes-cafards ont consciencieusement oeuvré à modifier la composition de l’atmosphère, sans bien sûr être capables d’en évaluer les conséquences. Allez comprendre pourquoi ? L’Horloge, que diable ! Une maladie collective. Une affection de masse crasse. Un vaste effet de manque, de désir frustré. Un virus d’épileptique ennui spécifiquement humain qui a pour conséquence une analogie entre « se toucher » et toucher tout court. Pignoler le mouvement universel est devenu un passe-temps sexuel, figurez-vous. Cela vous étonne que la main prise de frénésie sans juste emploi, de saccade en saccade, dérape trop loin, pour saccager ? Moi pas. Dérèglement de l’atmosphère, donc, après quoi tout ce qui pouvait se déchausser s’est déchaussé, tout ce qui pouvait se fendre s’est fendu, encorbellements, briques, châssis de fenêtre, et je ne parle là que de choses familières au tout-venant. Ce sang dit fraternel s’est même permis, dieu seul sait pourquoi, de pratiquer des trous dans la toiture au moyen d’une perceuse, et voilà que le plafond pisse des torrents d’eau. Inimaginable ! A quoi a-t-on affecté nos biens et nos richesses ? À un lent et inexorable processus d’aveuglement. Je ne prétends pas, loin de moi cette idée incongrue, qu’il eût fallu autrefois sortir de sa grotte les yeux exorbités par l’ambition de tout voir en un clin d’œil. Mais de là à sortir les yeux bandés, le ventre mou et les mains tâtonnante d’obscène frilosité ! Surdité aveugléed’homme-cafard.

Toujours est-il qu’au bout du chemin j’arrive, moi, riche et sec, excusez moi du peu… Simplement, je me suis séché là-bas, dans les régions devenues victimaires où l’eau est si rare que la terre et les peaux se sont racornies. Ici on se trouve gonflé de liquides, là on se momifie - ainsi le veut le nouvel équilibre des biotopes trop prestement dénaturés. Maintenant il s’agit de s’adapter. L’horloge a sonné sec où c’était mouillé, mouillé où c’était sec, douze coups fatidiques. Que reste-t-il dès lors à faire ? S’adapter,c’est-à-dire colmater et pomper, éviter les infections de la peste bubonique ou, ailleurs, la nécrose. Et pour cela fendre des crânes butés. Qu’on me rescelle ces fenêtres, qu’on bouche ces trous, qu’on rehausse les digues, qu’on prépare pour ce faire le matériau adéquat, qu’on refaçonne cette demeure avec son caparaçon idoine et qu’on porte des cruches d’eau aux assoiffés, et au pas de course s’il vous plaît. Ensuite, qu’on nettoie ce sol de fange et de boue, qu’on évince ces remugles, a-t-on idée !

J’avise la tête du faux frère dormant du sommeil des injustes sur l’éponge cradingue qui sert de lit. La tête d’un qui laisse faire.

Laisser faire, dites-vous, animalcule ? Laisser faire reviendrait à séparer la terre en deuxterres, l’indondée et la desséchée. Au risque que ces deux qualités de matière deviennent éléments conflictuels au point de se détacher l’une de l’autre pour former deux globes impossibles. Tout s’est passé comme si depuis l’intérieur des têtes les séparations schizophrénique eussent infecté la matière, jusqu’aux parcelles cosmiques de particules - oui, rien que cela. Annoncez donc cela au bon peuple ! Allez donc faire comprendre à son père et à son frère que tout en est revenu à une question élémentaire d’Éléments… Sec, mouillé, air, feu. Du dedans et du dehors du corps. « Avec le feu de mon sexe je remuerai l’air pour réconcilier le sec et le mouillé », qui, dans quel bistro de fortune battu par la tempête m’a sorti cela l’autre jour ? Comme lui, je m’attaquerai aux cœurs secs des imbibés de leur propre poisse, puis m’allierai au cœur moite des hommes impuissants devant leur lente momification. On peut appeler cela de l’amour élémentaire, mon commandant !

Et les femelles ? Où sont elles restées ? Avise le sol, bipède turgescent. Tu piétines leur ventre, Mater gluante ou desséchée, prolifique de larves ou de scorpions. Tes jambes sont des pales - marcher sur elles, patauger dessus, revient à les féconder pour qu’en émergent les générations futures - peu importe la forme - carnassières, virales mais étonnement cosmiques sans aucun doute. T’ignorais cela, que ton corps mort pouvait être fécond par là où tu l’ignorais et que, je parie, tu l’ignores encore ? Je te ferai un dessin le jour propice. Tu apprendras comment réchauffer cette progéniture contre ton ventre.

Mâles empathiques, si cette chose vous est encore accordée, préparez-vous à l’immense tâche consistant à couver votre nouvelle descendance ! Accouplez-vous pour ce dévoilement, ce redéploiement d’une vie nouvelle, quelle qu’elle soit. Mais avant, mais en attendant, exercez-vous à vos corvées immédiates, sortez votre boîte à outils, secouez vos membres, ne restez pas plantés comme des cons sur vos demi-globes, les bras ballants et la pine à l’air.

Tiens, voilà pour ton crâne, chien de géniteur, au cas où tu t’endormirais sur tes lichens.

© J. Gelder


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