ADRESSE AUX ANCÊTRES

John E. Orcan

© Jaherson 2006

Nathanaiel parla : Fermez les portes. Verrouillez-les, au besoin, pour n’être pas tentés de sortir. Dehors, la misère, l’ennui morbide, la joie sale, l’inextinguible beuverie, les pantalonnades, les balivernes, les tristes gaudrioles, le sujet en déshérence, la fuite en avant, les puérilités de la concupiscence, le cloaque de la transparence, le bris du miroir mettant à nu le mur millénaire de ce qui n’est pas de n’avoir jamais été. Retirez-vous de ce cloaque, rentrez vos sourires lookés, vos proférations modes et vos humeurs tendances ; déshabillez-vous, prenez un bain, purifiez-vous et couchez-vous -- bénéfique gymnastique mentale --, passez quelques pleines lunes dans les bras de Morphée.

Laissez le monde digérer le monde.
Ne faites plus semblant.
Le renoncement comme pures vacances,
Vacances au soleil tamisé de votre chambre,
Vacances de désobéissance civile à l’altérité altérée.
L’autre, au lit, lui aussi, seul, déshabillé, nu dans son pur sommeil d’hibernateur.
Fermez les portes, retirez-vous, hibernez, voici que s’annonce un hiver nerveux qui peut se passer des hommes et, se passant d’eux, agira pour leur bien, en toute autonomie.

Vous êtes déshabillés, demoiselles, demoiseaux. Vous êtes nus, mieux, vous êtes enfin désincarnés. Comme dans ce rêve, ce rêve plein de beau monde retrouvé - les uns ressuscités, d’autres métamorphosés - des morts ou condamnés morts-vivants, que moi, Nathanaiel, je peux déjà toucher à ma providentielle surprise ; grandiose symbole, c’est festif, la réunion dantesque inversée bat son plein et on se palpe, on s’embrasse, on fait enfin de vrais projets. Il eut donc fallu n’être plus de ce monde, comme on dit bien à-propos, pour devenir enfin tangibles. Et beaux ! Ah ! les bouches, familières ou non, pour y baiser les paroles, toutes enivrantes, et ces lèvres, toutes accueillantes et délectables…

Et je songe à hier, quand je ne pouvais pas encore me livrer à ce déshabillage, tous et toutes forclos dans votre petit cube, à ressasser, ruminer, anathématiser, fulminer, bousculer ou, pis, mentir en regardant l’autre dans les yeux, vous taire tout à votre babil, être pervers en agonisant l’autre de vos vertus affirmées, la main au ventre telles de vieilles bigotes portent la main au cœur. Hier, le monde mondain vivait sa petite crise hallucinatoire, la ville, ne se tenant plus, était devenue un pourrissoir et le logos débordait de redondances. Imprudemment vous sortiez de votre petit cube et, incontinents, vous vous mettiez à consommer. Toute la surproduction y passait, vous serriez la patte d’un mafieux qui au passage tachait la vôtre de sa graisse ; vous vous lookiez pour reluquer celui-celle qui vous reluquait à son tour avec son look d’enfer. Eh oui !, c’était l’enfer, comme un entracte qui sépare un mauvais Dante d’un Shakespeare à bout du rouleau. Quelle ruine fut cette vie sans âme…

Alors pour l’heure renoncez ! Refoulez ces gestes insanes ! Compensez en n’étant rien, dormez, surtout ne vous réveillez pas, restez nus, et rêvez, incarnez-vous dans votre rêve, rêvez au diable, aux daïmons, aux succubes et aux incubes réhabilités, aux anges. Je vous promets une humanité en réserve, une humanité en attente heureuse, gravide de ce que vous ne savez pas encore. Mais qu’à présent moi, Nathanaiel, je sais. Qu’étaient-ils, ces parents, ces amis, ces revenants ? Des ressuscités ? Comme dans l’autre fable mille fois disqualifiée ? Les mêmes, oui, certes, mais transfigurés, remodelés par la magie de mon rêve, sortis d’un laboratoire qui n’en demandait pas tant, des duplicata d’enfants prodiges, des répliques étrangement hospitalières. Revoir un corps, pimpant là, à qui l’on avait fait dix fois son adieu le cœur mille fois brisé. Alors réjouissez-vous dans vos cubes, vous êtes soumis à un rite, votre désincarnation physique est une initiation, le monde vrombit, rugit au son des roaring men, des chamaniques esprits, des medecine men ; oui, entrez dans votre cube et préparez-vous, en dormant, à un voyage galactique hors l’espace-temps, car dans l’espace-temps immédiat et rance vous n’avez plus rien à faire. Devenez métaphysiques, oui, c’est cela, devenez métaphysiques, vous n’en pouvez plus de ne point l’être, hors d’elle le réel n’a qu’une valeur de travail, de sueur et d’ennui pornographique, hors d’elle la réalité est impure, hors d’elle, même le monde des germes devient fiction mauvaise. Ne sortez surtout pas de votre "cubateur" ! Pas avant que le rêve métaphysique ne vous réveille et vous refasse une santé.

Sinon vous resterez errants parmi les vivants qui feignent de vivre, avec leur petit cercueil dans la tête, avec leurs glaçons au bout des doigts, avec leurs paroxysmes rêches, leurs montagnes mortes, leurs Venise englouties et leurs trains à grande vitesse. Et ceux, scotchés à leur écran, yeux exorbités, aigles noirs sans jour ni nuit, icebergs à la dérive, animaux empaillés, entrailles vides, le cœur tari au zéro absolu, sans germes mais guerroyant avec des virtuels comparses, dandys des capotes plein les poches, leur dépense à crédit mais sans emploi, compulsifs d’un spectacle s’épuisant à plus soif, coureurs de mégastores peuplés de créatures de mille et un cauchemars. La réalité impure, allons, convenez-en, n’est plus fréquentable. Elle n’est plus faisable, elle bat le ban à la disparition dans la nuit absolue.

Alors entrez dans vos cubes et faites-vous invisibles pour renaître là où nul ne ment plus ; faites confiance à votre couette et attendez -- ce jour prodigieux, après la tornade -- le quantique, le clonique baiser qui vous tirera rénovés des bras de Morphée. Parole de Nathanaiel !


© J.-E Orcan - Parc 2004 (2011 à 2020..)

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